L’aventure démocratique haïtienne entre l’enclume et le marteau
Qui aurait cru que, une trentaine d’années après le chambardement du duvaliérisme, Haïti se transformerait en une vallée de l’ombre de la mort ?
L’un des objectifs majeurs de la lutte du peuple haïtien contre la dictature des Duvalier consistait à doter le pays d’une démocratie. Celle-ci, dans son essence, renvoie à un Etat de droit, à la séparation des trois pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire), à la prise en compte de la souveraineté populaire. Et, plus directement, elle suppose la réalisation d’élections libres et régulières et la participation des citoyens dans les décisions d’intérêt collectif, comme l’a admis Eric keslassy (Leçons d’Introduction à la Sociologie). Toutefois, pour le peuple haïtien, la démocratisation allait favoriser le développement économique, la promotion sociale, la réduction des inégalités sociales, etc. Comme le processus de changement n’a pas (encore) engendré ces effets escomptés, il en résulte une forte méfiance à l’égard de la démocratie qui complexifie davantage sa réelle mise en œuvre.
En effet, l’un des principaux échecs du processus de démocratisation de la société haïtienne, c’est la mauvaise perception qu’elle a créée au sujet de la démocratie elle-même ou du moins telle qu’elle est exercée, pour une large partie de l’opinion publique. Cette mauvaise perception vient du fait que les changements opérés depuis 1986 ont certes favorisé la liberté d’opinion à tous les niveaux et l’anéantissement de l’élan répressif de l’Etat, mais ont accentué l’inégalité sociale et n’ont permis aucune amélioration des conditions socioéconomiques des populations.
Globalement, environ 5% de la population possèdent plus de 60% de la richesse nationale ; même si entre-temps (par rapport à 1986) ladite richesse nationale a fortement diminué, le pays étant devenu de loin plus pauvre qu’avant. La dynamique de mobilité sociale, qui devait résulter de la forte poussée de la scolarisation des enfants notamment en milieu rural, est devenue un mythe. On peut parler d’une dégradation à tous les points de vue des facteurs de survie de la population. Cette dégradation a aussi favorisé une forte dépendance du pays par rapport à l’aide de la communauté internationale qui, en retour, joue un rôle de plus en plus prépondérant dans tous les aspects de la vie nationale, y compris ce qui se rapporte à une ingérence politique démesurée. La communauté internationale est perçue par beaucoup d’acteurs nationaux comme trop intrusive lors de dénouement des crises, dans l’issue de certaines joutes électorales. D’aucuns pensent qu’elle a souvent sa main dans le choix de certains de nos dirigeants au plus haut niveau de l’Etat.
L’exercice de la démocratie depuis 1986 est aussi parsemé de troubles et d’instabilité qui ne favorisent pas un renforcement progressif des institutions démocratiques et de services. Pour une bonne frange de la population haïtienne, le monde politique haïtien constitue un terreau très fertile à l’émergence de leaders politiques incapables de mettre en place un modèle de gouvernance à la hauteur des attentes de la population, particulièrement en matière de service public et de développement. Et de fait, l’administration haïtienne, comme avant 1986, est caractérisée par le clientélisme, la corruption. Ce dernier constat se fait malheureusement dans tous les secteurs de l’administration publique et dans tous les organismes de services publics.
Dans ce contexte de fortes turbulences politiques et sociales marquées par les protestions et soulèvement de ces derniers jours contre le régime du Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK), version Jovenel Moïse, la posture à adopter vis-à-vis de ce qui peut être considéré comme l’échec des mouvements post 1986 est doublement délicate et doit être traitée avec la plus grande prudence par les élites politiques et intellectuelles. D’abord, il y a le risque que soit renié le mouvement ayant chambardé le régime des tontons macoutes. Dans cette optique, les populistes n’auraient qu’à dire que ledit régime était meilleur, dans la mesure où il reste un modèle, au moins, en matière de sécurité et d’ordre public. Ce risque ne doit pas être pris à la légère. L’histoire et la sociologie ont déjà montré que les situations de dégénérescence sociale sont toujours très propices à l’émergence de régimes dictatoriaux.
Ensuite, il y a le risque que la démocratie soit vue comme inadaptable à la société haïtienne. D’ailleurs nombre citoyens (naïfs) et de charlatans politiciens évoquent cette idée dans des coins de rues et sur les médias de toutes sortes. Ils associent l’échec jusqu’à date de l’expérience haïtienne de la démocratie dans sa globalité, en oubliant que ce que nous avons connu en Haïti n’est encore démocratique que sur le plan de sa dénomination.
La seule posture vraie et viable à adopter, c’est de voir ces mouvements et combats du peuple haïtien, y compris ceux de ces derniers jours, comme une étape de plus dans la lutte pour l’établissement de la démocratie et de l’Etat de droit. Les tenants de l’ordre ancien, caractérisé par les inégalités sociales, la corruption, le clientélisme sont tenaces et ne sont pas prêts d’abandonner leur bataille à eux. Comme ont crié dans les rues et campagnes haïtiennes les longues journées de 1986 à 2004, encore à 2019, l’ère est à la révolte, avec en ligne de mire l’effondrement de l’organisation sociale en place et l’établissement d’un nouveau crédo affirmant une universalité de conditions pour tous. Regardez bien que les revendications du peuple haïtien n’ont pas changé. Elles portent toujours sur la satisfaction des besoins sociaux, une justice indépendante, une éducation de qualité et l’instauration d’un Etat de droit.
*Me Liez ÉDOUARD, Avocat*
*Ex Bâtonnier de Miragoâne*
*Ex Conseiller au Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ)*
*Directeur du Centre de Promotion de la Justice Sociale (CPJS)*