Avant 1915, les Etats-Unis ont refusé une offre d’occupation d’Haïti
Le ventre de la bête immonde…# 3
Par Idson Saint-Fleur
En 1869, des révoltés du Sud, sous la conduite du général Michel Domingue font la guerre au gouvernement de Sylvain Salnave. Le président mobilise ses troupes ainsi que les anciens Piquets d’Acaau par l’entremise de Numa Rigaud, son ministre de l’Intérieur soutenu dans cette entreprise par Geffrard, général de cette armée de paysans. Comprenant que leur mouvement est condamné, pour sauver leur vie et leurs biens, ces insoumis, repliés dans la ville des Cayes, au nom de l’Etat méridional d’Haïti qu’ils déclarent avoir constitué, appellent à la protection des Etats-Unis d’Amérique du Nord. Dans la suite de cette tentation, Michel Domingue, président de cet « état de regimbeurs » et ses lieutenants émettent le décret suivant :
« DECRET
Article 1er.- L’Etat du Sud déclare solennellement se placer sous le PROTECTORAT du Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique, comme son allié naturel.
Article 2.- En attendant que la puissance ci-dessus dénommée transmette à l’Etat Méridional d’Haïti SON ACCEPTATION, ses conseils sont priés de prendre TELLES MESURES que de droit pour arrêter les déprédations du Général Salnave et sauvegarder les intérêts de leurs nationaux.
Article 3.- L’Etat Méridional d’Haïti promet et s’engage à employer ses bons offices auprès du Nord et de l’Artibonite pour faire rentrer dans le protectorat les autres parties du territoire occupées par la révolution.
(Signé) Dupont JEUNE, Vice-Président ; F. Chalviré, M. Arnoux, secrétaires ; Manuel, I. Zèle, L. V., V. Herne, Leveille et Lagenoy, membres.
Le 15 janvier 1869.
Michel DOMINGUE, Président. »(1)
Les Etats-Unis d’Amérique ne daignent pas répondre à la sollicitation des dirigeants de ce prétendu Etat méridional d’Haïti. Selon l’historien Luc Dorsinville, ‘’l’enjeu ne valait pas « les os d’un soldat fédéral »‘’.D’autant plus que Washington et Port-au-Prince sont sur le point de lier leur destin par une « alliance offensive et défensive». (2) et (3)
Aussi, dans le contexte de l’Occupation américaine de 1915, tout naturellement, des voix se sont élevées pour vanter les bienfaits de la présence militaire étrangère dans le pays. On a trouvé un Louis Callard pour louer « Les beautés de l’Occupation ». Dans un texte teinté d’autodérision et d’autodénigrement aux accents négrophobes, il disserte :
« La mauvaise foi d’une part, de l’autre, la volupté du vice, la mesquinerie trônant en principe, tant de laideurs devenues des actes de foi politique ont été les principaux agents de notre déconfiture nationale.
Les 36 maitresses du général Séché Raidi, les 18 mamans pitites du Sénateur Plume pas Gouillé ont-elles boutique sur rue ; vendent-elles en gros et en détail que le préposé aux taxes, s’il ne veut être emprisonné, après sa révocation, voir ses garçonnets, suant la débilité, incorporés dans un de nos régiments de ligne, se gardera de présenter à ses Messalines les quittances de la contribution.
J’ai vu rosser un percepteur communal qui avait commis l’imprudence d’affronter l’omnipotence d’un cabaretier parce que celui-ci avait le bonheur d’avoir une sœur placée avec le Chef de la police.
Par contre, que voit-on depuis l’Occupation ? Il est un fait que, d’une part, les 9/10 de la population ne peuvent distinguer un A d’un B, de l’autre, les abonnés aux journaux sont peu nombreux. Pourtant depuis que le Capitaine Russell par des avis dans les quotidiens a fait savoir aux propriétaires d’immeubles que, si de telle date à telle autre ils ne se présentaient pas au Bureau communal pour régler leurs redevances, ils se verraient contraints de payer deux fois, c’est depuis deux semaines, un va-et-vient effrayant de propriétaires se succédant au guichet de la halle de la rue du Quai. Bien plus, les intéressés vont même jusqu’à protester contre les lenteurs du service.
C’est un phénomène de constater que les grands comme les petits propriétaires se révèlent si respectueux envers nos lois municipales. Et à qui devons-nous ce phénomène ? Uniquement au blanc. L’intervention aura eu ses bons comme ses mauvais côtés. Pour ma part, je n’en vois que de bons.
Que l’on se fasse du poil ou non, il est une vérité à proclamer c’est que le sang de l’esclave a persisté en nous. Nous n’avons échappé pas à l’ascendant des descendants de Japhet, à preuve qu’il a fallu le père Wilson pour nous soumettre à nos propres lois et nous affranchir de notre propre esclavage.» (4)
C’est la même glorification de la « bonté des Etats-Unis » que l’on retrouve sous la plume de J. R. Chenet :
« Nous devons donc comprendre, en Haïti, que l’amitié du peuple américain est la plus importante valeur à notre actif.
Après la longue période de despotisme militaire et d’anarchie que nous avons subie, nous avons indubitablement besoin aujourd’hui du concours loyal et de la précieuse sympathie du grand peuple américain, afin d’évoluer plus rapidement et d’assurer la réussite de nos poignants efforts vers la liberté et le bien-être matériel.
Le peuple américain a déjà donné des preuves irrécusables au suprême avantage des Cubains.
Soyons donc sincères, en Haïti comme à Cuba, dans la réciprocité des obligations de la Convention Américano-Haïtienne.» (5)
Un collaborateur du journal « Le Matin » préfère mettre en avant les défauts politiques et sociaux traînés par les Haïtiens pour expliquer leur responsabilité dans la débâcle nationale de 1915 :
« Notre patriotisme de parade doit être indigné de ce que l’étranger occupe notre sol et déclare vouloir nous sauver malgré nous. S’il y a une honte nationale, c’en est bien une. Mais que pouvons-nous par nous-mêmes ? Que l’Américain s’éloigne et dans 72 heures nous allons tomber dans le rang pour danser la sarabande.
Dans les villes même où il n’a pas mis le pied tout est calme comme un jour de Vendredi Saint, quoique peut-être, on combine des plans pour aggraver la situation.
Que nous veulent ceux qui crient aux armes et qui compulsent des ouvrages de sciences pour trouver des gaz asphyxiants ou des explosifs pour lutter contre le Yankee ?
L’ennemi a débarqué, dit-on, en tremblant et n’a trouvé personne à qui parler. Personne n’a eu le courage de lui courir sus.
Pas un geste de la part des mécontents, et c’est aujourd’hui que le peuple réalise de plus en plus la nécessité de son repos qu’on lui dirait de refaire le geste de 1804.
Laissez-moi vous dire quelque chose qui va vous faire blêmir d’indignation – et de honte : Trois à quatre mille cacos depuis cinq ans tiennent deux millions d’hommes en servitude, leur donnant des Présidents à la ribambelle et les faisant dégringoler comme des personnages de la lanterne magique. Il ne s’est trouvé personne pour protester et c’est à qui chercherait à être le complice ou le partisan des Cacos. Bien. Je consens que les Cacos soient des braves, des preux, des chevaliers sans peur et sans reproche et que nous fassions bien de nous mettre sous leur férule.
Qu’est-ce à dire quand un bourreau commet dans une ville toutes sortes d’exactions, aidé par une douzaine de coquins ?
Il frappe des citoyens et insulte les autres et il ne se trouve personne qui consente à faire un sacrifice personnel pour se jeter sur lui. Au moindre cliquetis de sabres toute une bande éperdue envahit les consulats. Et ce sont les comédiens qui iraient se mesurer aux Américains ? Allons donc, farceurs !
Tout ceci n’est qu’un piège dans lequel vous ne me prendrez pas, car vous êtes plus annexionnistes que moi qui ne fais qu’accepter ce que je ne peux empêcher et tâche de sauver le plus que je peux du naufrage. De deux maux on choisit le moindre. Le préjugé américain nous mettra en rencart mais ne nous avilira pas sous le bâton, ne nous fusillera pas et pourvu qu’on reste tranquille, on aura son repos. Il était bien temps. » (6)
Les porteurs de ce type de discours pro-yankee mettent en avant la déconfiture nationale, l’incapacité des Haïtiens à apporter des solutions viables et durables aux problèmes nationaux pour se jeter joyeusement dans les bras du « sauveur américain ». Les engagements des nationalistes intégraux ne les incitent pas à changer d’avis.
Tout récemment encore, lors des troubles politiques entre 2003 et 2004, des personnalités haïtiennes ont appelé à une intervention soit des Etats-Unis, soit des Nations Unies. Pourtant des années plus tard, non sans gêne, oublieuses de leurs cris de détresse, elles allaient réclamer presque brutalement le départ des troupes onusiennes du pays. Elles ont goûté à la « poudre de perlimpinpin » avant d’avaler le « remède de cheval » de l’ingérence étrangère « fraternelle ».
Idson Saint-Fleur
saintfleuri14@yahoo.fr
Bibliographie
- DORSINVILLE, Luc ; La genèse de l’occupation américaine d’Haïti par les marines des E.U. II in « Haïti-Journal » du lundi 25 et du mardi 26 août 1952, No. 7738
- DORSINVILLE, Luc ; La genèse de l’occupation américaine d’Haïti par les marines des E.U. III in « Haïti-Journal » du mercredi 27 août 1952, No. 7739
- DORSINVILLE, Luc ; op.cit.
- CALLARD, Louis ; Les beautés de l’Occupation in « Le Matin » du mercredi 24 novembre 1915, No. 3605
- CHENET, J.R. ; Notre devoir envers le peuple américain. Simples réflexions au sujet de la Convention Américano-Haïtienne in« Le Matin » du mercredi 24 novembre 1915, No.3605
- Anonyme ; Le peuple fatigué n’aspire qu’au repos in « Le Matin » du jeudi 7 octobre 1915, No. 3566