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Actualités - janvier 11, 2012

Les nantis d’Haïti

Cet article du Magazine Le Monde (dans sa première version dite tronquée)  paru le 6 janvier dernier a beaucoup indigné la bourgeoisie haïtienne.

Parce qu’ils ont soutenu les dictateurs, parce qu’ils ont peu investi dans l’économie locale, parce que certains sont les rois de la sous-traitance à bas prix…, les riches Haïtiens ont mauvaise réputation. Mais le président Martelly compte bien s’appuyer sur leurs capitaux pour reconstruire le pays.

Par Arnaud Robert

Suite à un incident technique cet article a été tronqué, le voici dans son intégralité.

Il faut gravir une montagne qui surplombe Port-au-Prince, se présenter à la grille face à un gardien dont le canon scié tournoie dans l’air frais, puis garer sa voiture dans la mêlée de 4 × 4 rutilants. La porte est ouverte. Un intérieur à la californienne. D’énormes sofas. Des téléviseurs plasma. Quelques répliques maladroites de grands peintres haïtiens. Des domestiques en livrée servent de petits morceaux de banane plantain, du cochon grillé et surtout des litres de rhum Barbancourt. Il y a là les héritiers d’une dizaine de familles-clés de l’économie insulaire. Les aciéries d’Haïti, la brasserie nationale, le principal importateur de ciment, une collectionneuse d’orchidées. Un homme fume des cigarettes mentholées en racontant comment il pallie l’absence de production alimentaire locale en important massivement du surgelé des Etats-Unis. On discute de tout, avec de grands rires. Des marées de tentes qui abritent sur chaque place publique les victimes du séisme du 12 janvier 2010. Du nouveau président Michel Martelly, qui a promis de mettre de l’ordre. Et puis, on ne parle plus. Une jeune femme branche son iPod. Rihanna est de la fête. Alors on danse.

Ce sont les invisibles, les silencieux. Ceux dont les médias internationaux, trop occupés à écumer les centres de traitement du choléra et les bidonvilles sédimentés d’Haïti, ne parlent presque jamais. Les 3 % de possédants qui gèrent 80 % de l’économie du pays. Ici, on les appelle les bourgeois. Ailleurs, on dirait le secteur privé. Il y a quelques semaines, à l’hôtel Karibe de Pétion-Ville, la communauté internationale a réuni des investisseurs étrangers, des Américains pour la plupart, avec l’idée de ne pas réduire la reconstruction à des flux de capitaux provenant de la charité mondiale. Bill Clinton, très impliqué dans le dossier depuis la catastrophe, a oublié les entrepreneurs haïtiens. Selon Frantz Duval, rédacteur en chef du quotidien Le Nouvelliste, « cette omission est très mal passée ». Un acte manqué ? « Les grands patrons haïtiens sont immunisés contre les promesses de l’international. Depuis des décennies, ils se sont rendu compte que les étrangers n’étaient présents que deux ou trois printemps et qu’ils s’en allaient. Eux se sentent toujours mis à l’écart des tentatives de réhabilitation du tissu économique haïtien. » C’est qu’ils ont mauvaise réputation.

Dans le désordre des griefs qui leur sont adressés : un soutien sans faille aux dictatures duvaliéristes ou aux forces paramilitaires après l’élection de Jean-Bertrand Aristide en 1991 ; un retrait presque total des secteurs de production nationale au profit d’importations plus rentables et moins risquées ; parfois même une implication dans le trafic de cocaïne sud-américaine, qui transite largement par cette île où l’Etat, depuis presque trente ans, se définit par son absence. Plus encore, aux yeux de tous, ils seraient coupables d’accepter le gouffre toujours plus profond qui les sépare de l’immense majorité des Haïtiens (deux tiers d’entre eux vivent avec moins de 1 dollar par jour). La plupart du temps, ils préfèrent donc se taire. Mais n’en pensent pas moins.

Pour rencontrer Pascale Théard, il faut sonner à un interphone, passer des murs énormes, renoncer à la laideur obsédante de Port-au-Prince. Elle vous attend, belle jeune femme aux cheveux noirs, dans une maison digne des magazines de décoration. L’immense porte sculptée ouvre sur un jardin avec piscine d’où l’on contemple toute la plaine, jusqu’aux camps de plastique qui cèdent parfois leur place, deux ans après le séisme, à des maisonnettes préfabriquées.

Du mobilier signé Philippe Starck côtoie un artisanat haïtien du meilleur goût et des œuvres de l’école de peinture Saint-Soleil. Pascale Théard, héritière d’un fabricant de spaghettis local, a travaillé dans le luxe à Paris. Elle conçoit aujourd’hui des sandales haut de gamme d’inspiration vaudoue et conseille la présidence sur l’artisanat. Le 12 janvier 2010, elle faisait ses courses au Caribbean Market, le plus gros du pays. Il s’est effondré sur elle. Après s’être extraite des décombres, blessée, elle a été prise en charge par un homme. « C’était un rasta, il ne savait même pas si ses enfants étaient encore en vie, mais il m’a aidée. Dans ce chaos, il y avait une solidarité extraordinaire. » Pascale Théard ne répond à aucun des stéréotypes qui accompagnent en général les riches Haïtiens. Elle est presque blanche, comme beaucoup d’entre eux, mais son grand-père mulâtre était tombé amoureux d’une paysanne noire, transgression ultime dans un Etat qui, depuis l’indépendance conquise en 1804, a reproduit la plupart des structures de la société coloniale. « Il existe tellement de clichés sur Haïti. Des Occidentaux de passage me demandent comment je peux vivre dans ce luxe tant il y a de gens qui vivent sous une tente. C’est toujours un regard culpabilisant qui vient de l’étranger. Et eux, alors ? Sont-ils moins responsables parce qu’ils ne sont pas confrontés au quotidien à une misère crasse ? Moi je me bats pour que les gens sortent des tentes en leur fournissant un travail. » Elle en veut à Aristide qui, selon elle, a misé sur les clivages et la haine de classe. « J’ai cru au changement. Mais il a monté les Haïtiens contre les Haïtiens. Aujourd’hui je soutiens le président Martelly. Il pense que ce ne sont pas les ONG qui vont réussir à transformer durablement le pays, mais l’économie réelle. »

Huit mois après l’élection présidentielle, l’affiche rose fuchsia du candidat Martelly continue de hanter les murs du pays mais les averses tropicales et les gaz d’échappement l’ont ternie. Connu jusqu’ici pour ses chansons salaces et son cul nu lors des carnavals urbains, il vivait alternativement dans sa maison de Floride et dans son petit manoir de Port-au-Prince. Avec sa candidature, pour la première fois, la ligne de partage qui définit ce pays a été réduite : une grande partie de l’élite économique l’a soutenu quand les masses brandissaient son nom sur les boulevards du nord au sud. Sans parti véritable ni représentation parlementaire, il a dû se battre pendant de longs mois pour imposer un ministre. Quinquagénaire à la sévérité composée, il dresse un réquisitoire brutal contre certains entrepreneurs du pays. « On a décrit les riches Haïtiens comme l’élite la plus répugnante au monde parce qu’ils ont délaissé le côté social, ils ont privilégié leurs intérêts et ont abandonné la population. Ils sont responsables de la misère dans laquelle nous vivons aujourd’hui, assène-t-il. Il est inacceptable que certains d’entre eux se contentent de faire venir du riz et n’investissent plus dans l’agriculture nationale. Il faut aujourd’hui favoriser la classe qui a été dominée depuis deux cent sept ans d’indépendance. Je suis le catalyseur de ce changement. »

Le président, dans une dépendance qui jouxte son palais encore en ruines deux ans après le séisme, s’en prend également à la présence étrangère. « Depuis le 12 janvier 2010, nous avons vu débarquer des dizaines d’ONG qui ne répondent à personne, qui s’engagent où elles veulent même quand il n’y a pas de nécessité, qui s’achètent les plus grandes voitures et louent les plus belles villas. Il nous faut un Etat sérieux, un Etat décidé qui soit capable de contrôler ce qui se passe sur notre territoire. » Mais peut-il seulement faire ce qu’il dit ? Historiquement, l’Etat haïtien est une idée chancelante dont les fonctions régaliennes sont financées par la générosité internationale. La plupart des secteurs y compris l’eau et la santé sont pris en charge par l’étranger. Dans ses bureaux préfabriqués, le responsable de la Direction générale des impôts (DGI) laisse à une secrétaire affairée sur une machine à écrire le soin de recopier des espèces de grimoires empoussiérés, dont certains datent de 1820. Les archives du cadastre national ont miraculeusement survécu à l’effondrement du bâtiment de cinq étages qui accueillait la DGI. Robert Joseph, alors directeur adjoint, se trouvait avec son supérieur dans un bureau situé au dernier niveau quand les murs ont commencé à danser. La plupart de ceux qui étaient présents sont morts. Lui a survécu du béton pendant plusieurs jours, une fracture ouverte à la jambe, avant d’en être extrait. Mais sa mission actuelle, depuis qu’il a pris la tête de son service, paraît plus difficile encore.

Sur les contreforts de Port-au-Prince, dans la petite cité grouillante de Pétion-Ville, la DGI a créé une section pour les gros contribuables ; en 2010, elle a réussi, malgré le séisme, à récolter 200 millions d’euros d’impôts. L’air y est climatisé. Le personnel accort. Il publie chaque année une liste des cent plus grands contribuables, acte de transparence censé autant souligner le travail de l’Etat qu’afficher au fronton républicain les entrepreneurs les plus méritants. Parmi eux, le secteur bancaire, des importateurs d’automobiles, les moulins d’Haïti, mais aussi de simples branches hôtelières qui, avec seulement 200 000 euros de contribution annuelle, s’affichent parmi les trente premiers contribuables du pays. Signe de déliquescence du secteur économique local, l’une des plus importantes entreprises en Haïti en termes de taxes payées (1,4 million d’euros en 2010) est la propriété d’un milliardaire irlandais. La couleur rouge de sa société de téléphonie mobile, Digicel, a conquis la moindre parcelle du territoire national. les revendeurs de cartes, les affiches publicitaires, même les murs privés qui ont été loués pour y placer des fresques immenses, tout Haïti semble pris d’une ferveur écarlate. Au sommet d’une tour de verre à la modernité effarante dans une capitale où les tours se comptent sur les doigts d’une main, le PDG de Digicel Haïti reçoit avec une confiance hilare qui change de la discrétion parfois paranoïaque des entrepreneurs haïtiens. Il est belge, a 36 ans ; cheveux lissés, chemise ouverte, Maarten Boute dirige sans faire de manières, l’un des empires les plus puissants d’un pays de dix millions d’habitants.

L’année dernière, son patron Denis O’Brien a fait beaucoup parler de lui en finançant à Port-au-Prince la réhabilitation du marché art déco qui avait brûlé après le séisme. L’initiative a si bien payé que l’image de ce hangar alimenté en électricité grâce à des panneaux solaires, seul endroit sur le territoire national où les robinets distribuent de l’eau potable, est devenue une sorte de contre-symbole d’une reconstruction qui patine.  » Il s’agissait aussi pour nous de culpabiliser le secteur privé et la communauté internationale qui n’avaient lancé aucun chantier majeur dont les Haïtiens puissent être fiers. » Maarten Boute ne ménage pas ses critiques à l’égard du secteur économique haïtien. Il décrit, à l’arrivée de Digicel dans le pays, des situations de quasi-monopole dans la téléphonie, avec des appels entrants payants et des appareils de première catégorie à 150 dollars américains. Aujourd’hui, le premier téléphone mobile peut être acquis pour dix dollars. L’entreprise a en outre conquis tous les domaines de la vie culturelle et sportive en Haïti : elle finance le championnat de football national et la plupart des concerts en plein air.  » Ici, la communauté d’affaires est conduite par une oligarchie. Les prix sont 25 % plus élevés que dans le reste de la Caraïbe. Nous avons donné un grand coup de pied dans cette fourmilière. Nous étions confrontés à bien des problèmes que nous avons réussi à surmonter : l’insécurité endémique, les menaces de kidnapping, le manque d’infrastructures et d’électricité. Nous avions la chance d’être assez solides pour éviter les bâtons dans les roues politiques que les entrepreneurs haïtiens ont cherché à nous mettre. Les grandes familles haïtiennes sont milliardaires en gourdes, la monnaie nationale. Nous sommes milliardaires en dollars. Ils ne pouvaient pas lutter. »

La multinationale, présente dans 32 pays, réalise aujourd’hui son chiffre d’affaires le plus important en Haïti. Elle visait 300 000 clients, elle en revendique plus de 2 millions, dont la moitié ne dépense qu’un dollar par mois pour ses conversations téléphoniques. Fils de coopérants en Afrique, Maarten Boute abhorre le système de l’aide internationale et des ONG : « La seule sortie possible pour Haïti, c’est l’économie réelle. L’argent de l’aide, c’est de la méthadone que l’on administre à un héroïnomane. » Digicel a créé en Haïti un prix de l’entrepreneur de l’année, encourageant les démarches innovantes et éthiques. Le lauréat 2010 est un spécialiste de la mode qui a travaillé longtemps aux Etats-Unis avant de retourner sur l’île pour y fonder une coopérative de couturiers. Hans Garoute a 63 ans, il dirige son monde depuis un entrepôt de la zone industrielle de Port-au-Prince. Au milieu de l’entretien, l’électricité est coupée. Les travailleurs patientent. Chaque minute perdue retarde les commandes de l’Etat d’uniformes scolaires ; ils en ont déjà cousu plus d’un million, grâce à des associations de couturiers établies dans tout le pays. Habitué aux chutes de tension, le patron ne s’agace pas. « Je suis venu pour en finir avec l’industrie de la sous-traitance de textile à destination des sociétés américaines. Elles ont fait leur beurre de la chute de l’économie haïtienne. Elles ont refusé d’offrir à leurs employés un salaire minimal de cinq dollars par jour et elles n’ont jamais investi dans le pays. Les industriels haïtiens n’ont pas de vision, ils se sont toujours arrangés avec les gouvernements successifs depuis Duvalier. » En 1965, communiste révolutionnaire, Garoute a tenté un coup d’Etat contre la dictature de François Duvalier. Sa petite embarcation a été épinglée par les garde-côtes de Floride avant même de sortir des eaux territoriales américaines. « Mon père a été assassiné par le régime duvaliériste. Ma mère fait encore des cauchemars sur les milices des ‘tontons macoutes’. Comment voulez-vous que j’accepte le statu quo pour mon pays ? » Hans Garoute, quand il dénonce un royaume de la sous-traitance qui n’aiderait en rien le développement du pays, vise notamment, sans le nommer, Clifford Apaid.

Fils d’Andy Apaid, figure d’industriel politisé qui a participé à la chute d’Aristide en 2004, Clifford a 35 ans. Il mène, depuis un bureau sans luxe, BlackBerry hurlant à portée de main, des usines qui emploient plus de 10 000 ouvriers du textile. Troisième génération d’entrepreneurs d’origine libanaise, il assemble des tee-shirts, des blouses de travail et des pantalons pour de grandes marques américaines (Hayes, Cherokee, Dickies). En tout, un million d’unités par semaine qu’il vend 15 cents américains la pièce. Devant la porte de ses usines, au petit matin, des files interminables de journaliers se pressent pour un salaire au mérite, de 6 à 8 dollars. « L’employé haïtien n’est pas compétitif par rapport au Chinois. Il est plus lent et plus cher. Mais la loi Hope, qui a été renforcée après le séisme, permet de travailler avec les Etats-Unis sans taxe à l’importation. Le séisme a été pour nous le ‘perfect storm’, une tragédie bénéfique. Il nous a permis de faire repartir les commandes à la hausse. » Les murs de la gigantesque fabrique, où la musique haïtienne diffusée couvre difficilement le vacarme des machines, sont couverts de recommandations sanitaires. Les entreprises qui concluent des marchés avec les Etats-Unis doivent se plier à certaines normes sociales qui excluent néanmoins la question salariale. Pour avoir exigé la hausse du salaire de base à 200 gourdes, cinq dollars, le député haïtien Steven Benoit est devenu une sorte de héros national, réélu l’année dernière au premier tour. L’industrie n’a pas suivi. « Je crois que vous ne comprenez pas que la moindre hausse ferait immédiatement pencher nos commanditaires vers d’autres prestataires, dans des pays plus favorables, argumente Clifford Apaid. Il n’y a aucune gloire, nous le savons, à travailler dans la sous-traitance. Nous ne participons pas à la création d’une classe moyenne. Si l’Etat était stable, nous pourrions nous développer et non nous contenter de coudre des vêtements que les Américains nous envoient. » Pour l’économiste Camille Chalmers, le sempiternel argument de l’incapacité de l’Etat — qui justifierait le manque d’investissements par les entrepreneurs haïtiens — ne vaut qu’en partie. Il remonte loin, pour qu’on comprenne. Jusqu’à l’indépendance de 1804. « A cette époque, la seule solution pour la classe dominante aurait été de reproduire le modèle de la plantation. Mais sans esclave, c’était impossible. Alors, ils ont fondé une nouvelle caste au service des intérêts étrangers, en délaissant le milieu paysan. » Parmi les causes du désastre économique haïtien, ce professeur à l’université d’Etat d’Haïti évoque également la marginalisation des acteurs locaux : « On ne peut pas seulement blâmer le secteur privé. Même s’il s’est aligné sur l’agenda international et qu’il investit presque uniquement à l’étranger. Je vous donne un exemple : sur les 292 millions de dollars alloués par l’agence américaine USAid à Haïti, seuls 49 000 dollars ont été attribués aux entreprises haïtiennes. » Une aide internationale qui se refuse à renforcer l’Etat haïtien et contourne le plus souvent possible les entrepreneurs locaux : le poison fait son effet, en particulier depuis le séisme et l’accroissement substantiel des contributions étrangères. Bon an mal an, le plus gros contribuable haïtien se défend dans le chaos. L’année dernière, Acra Industries a versé plus de dix millions de dollars à l’Etat. Sa spécialité ? Les nécessités premières de la population. Dix mille tonnes de riz importées chaque année des Etats-Unis. Et de la tôle ondulée, celle que l’on voit partout dans les bidonvilles du pays, qu’il galvanise. « Nous sommes perçus comme des rapaces. Mais nous souffrons aussi de la pauvreté endémique du pays. » La famille de Marc-Antoine Acra, 36 ans, s’est installée en Haïti en 1918. Elle venait du Liban. « Je ne me suis jamais senti autre chose qu’Haïtien. Mon grand-père est arrivé sans rien. En créole, on appelait les Arabes les saknando, ceux qui n’avaient que leur sac sur le dos. Le pays a toujours été dirigé par des descendants d’Européens. C’est Duvalier qui a misé sur nous. On lui doit beaucoup. » Avec moins d’une dizaine d’autres familles, dont les Bigio, Mevs ou Brandt, les Acra forment cette élite immigrée il y a moins d’un siècle qui possède l’essentiel du pays. Reuven Bigio, crâne rasé et 4 × 4 blindé, est une synthèse captivante de ce milieu cosmopolite qui passe sa vie dans les avions entre Miami et Port-au-Prince, navigue entre son aciérie, ses immenses réserves de pétrole et les fêtes brillantes des hauteurs. Il ne perçoit les séquelles du séisme qu’à travers des vitres teintées. Et pourtant, il a peur.

C’est le drame des riches. Ils sont des cibles. Des gangs, en partie structurés par des Haïtiens déportés des Etats-Unis, ont fait du kidnapping une manière de rente redistributive à l’intention du ghetto de Cité-Soleil. Alors, les fortunés rechignent à quitter les cages dorées où ils sont parqués. Reginald Boulos, importateur de voitures robustes destinées aux ONG, a connu le pire quand sa femme a été enlevée.  » Elle a été libérée quatre jours plus tard, contre 250 000 dollars. » Après trois tentatives d’assassinat à connotation politique (il s’est opposé frontalement au régime d’Aristide), Boulos, médecin de formation, a décidé de cesser de pratiquer dans les quartiers les plus pauvres de Port-au-Prince. Et d’ouvrir une affaire. « Je me suis dit que si ce pays ne voulait pas que mon cerveau fasse du bien, alors il allait faire de l’argent. Je possède la plus grande chaîne de supermarchés du pays. Mon chiffre d’affaires atteint les 35 à 40 millions de dollars. Je crée des jobs. » Il vous reçoit chez lui, derrière des murs surplombés de barbelés. De sa chambre, il extrait un synthétiseur Casio avec arrangements préprogrammés. Il écrit lui-même, pour sa compagnie, les mélodies des spots publicitaires. Au milieu de son séjour, il interprète la bande originale du film Le Parrain. A ce moment précis, il ne pense plus à la rue qui vrombit de l’autre côté du mur. Et à tous ces Haïtiens qui en veulent à son argent. « Devant mon piano, je suis calme. »

Au milieu de cette économie fondée sur l’importation, il existe pourtant quelques motifs de fierté. Dans la distillerie Barbancourt, qui produit l’un des rhums les mieux cotés au monde, le patron Thierry Gardère parle d’une maison fondée en 1862, d’une production qui a survécu aux coups d’Etat et aux catastrophes naturelles, même si ses réserves ont été largement endommagées par le séisme. « Nous continuons. Notre quête de qualité relève de l’honneur national. » Plus au sud, Jean-Pierre Blanchard est le premier producteur mondial de vétiver, dont la racine est utilisée en parfumerie. « Il y a quelque chose d’Haïti dans toutes les fragrances parisiennes. » Pour eux, l’économie de l’île n’est pas condamnée à chuter. Jerry Tardieu, un jeune entrepreneur, réalise en ce moment un énorme projet hôtelier au cœur de Pétion-Ville. Selon lui, les reproches adressés à l’élite haïtienne sont légitimes. « Elle a maintenu ses privilèges contre vents et marées. Je me suis dit que je voulais changer de logique. Nous ne pouvons abandonner l’économie aux mains de quelques familles. » Tardieu a étudié en Belgique, puis à Harvard, l’économie et l’administration publique. Il a ouvert le capital de son projet, budgétisé à 29 millions de dollars, à toutes les bourses ; de l’infirmière haïtienne qui investit 3 000 dollars à la banque qui a placé un million. Dans cet « espace de modernité » qu’il élabore, un hôtel cinq-étoiles avec un centre de congrès, Tardieu a décidé de ne pas raser un vieux restaurant historique des années 1950. « Il y a aux murs des photographies de Marlon Brando et d’autres stars hollywoodiennes en villégiature haïtienne. Elles nous rappellent un temps pas si lointain où Haïti était la troisième destination touristique des Caraïbes après Cuba et Porto-Rico, soulève-t-il. Je crois en un renouveau possible. »

Sur le toit du complexe de sept étages, baptisé Oasis, les ouvriers mendient au visiteur étranger quelques gourdes. Les seules stars hollywoodiennes qu’ils ont jamais vues, ce sont celles qui viennent ici pour leurs bonnes œuvres.

 

 

 

 

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