Le favoritisme ou une dimension fondatrice et révélatrice de la corruption en Haïti, une analyse du sociologue Maxime Fortyl
En 2020, Haïti était classé 170e sur 180 pays et territoires dans l’indice de la perception de la corruption de l’ONG Transparency International. Selon cette même organisation ; pour l’année 2022, elle est rangée à la 164e place sur ce même nombre de pays et de territoires. Rien n’a pratiquement changé. Dans les faits, l’on pourrait avoir l’impression que la corruption habite et conditionne tout Haïtien ; tellement sa marque est déterminante dans le milieu professionnel du pays.
Si la corruption reste encore si forte et si persistante en Haïti, malgré les différentes réactions pacifiques et violentes des Haïtiens, c’est surtout à cause de sa légitimité latente dans la conscience collective haïtienne. Nous nous battons contre elle au front, dans toutes les rues de la capitale, mais au bureau, nous la cultivons, nous la caressons dans le sens du poil. Nous faisons donc semblant de l’attaquer. Elle est pourtant là dans notre pensée, souvent placée très rationnellement dans nos actions ; elle se légitime petit-à-petit dans la conscience de tout un chacun. C’est paradoxal mais c’est malheureusement ainsi. Elle se légitime à travers l’exercice continu d’un ensemble d’actions resté impuni ; un ensemble d’actions qui, par la force de l’un et le besoin de l’autre, défie l’ordre social et juridique de la société haïtienne. Ces actions, qui devraient être socialement réprimées, apparaissent de plus en plus logiques pour les haïtiens du fait que l’Etat, en tant que garant de l’ordre juridico-social, y est aussi impliqué ; du fait de l’incapacité de ce dernier à faire appliquer les lois contre ce fait déroutant ; mais aussi et surtout du fait de la très mauvaise condition de vie des haïtiens, de leur misère. Car, la conscience d’un peuple, ce qui, pour chaque individu vivant en société, est bon ou mauvais reste ou change généralement en fonction des conditions de vie de l’ensemble des individus ; du bonheur ou de la misère qu’ils y trouvent. Aujourd’hui, la pression qu’exerce la misère sur le peuple haïtien est devenue si forte qu’elle oblige souvent les haïtiens à se rééduquer et se resocialiser selon les normes de la corruption ou du banditisme. Des valeurs remplacent d’autres et les nouvelles s’enracinent et s’incorporent rationnellement dans notre conscience. On est vraiment dans une société anomique.
Dans ce contexte anomique, le favoritisme constitue entre autres une pratique qui prend le dessus avec ses propres normes et participe très fortement à l’intériorisation de la corruption dans la conscience collective du peuple haïtien. Dans ce texte, le favoritisme en tant que concept, n’est pas à prendre comme un mal automatique. La discrimination positive est un exemple démontrant le bon côté de ce concept. D’ailleurs, cette forme de favoritisme est souvent indispensable à l’intégration de certaines catégories sociales (femmes, handicapés) qui auraient pu rester en marge de l’ordre social en dépit de leur grande importance. Le favoritisme dont nous parlons ici s’inscrit dans un ordre malsain où tout autre critère autre que la relation existante entre le favorisant et le favorisé est rejetée dans la décision d’avantager le favorisé. Ainsi, le favorisant ne prend pas en compte le fait que le favorisé pourrait ne pas être compétent ou qu’un autre individu pourrait être plus compétent pour bénéficier des avantages inhérents à la décision prise par le favorisant. De même, le favorisant ne prend guère en compte les conséquences de sa décision. Que son acte soit bien ou mauvais pour le bon fonctionnement de la boite : il s’en fout. Tout ce qui lui importe c’est de régler ses affaires dans ses propres intérêts. En Haïti, ce type de favoritisme est si dominant dans la conscience haïtienne qu’il est devenu normal ; nous l’avons souligné au début de ce paragraphe. Il se transforme en valeur sociale et tue la méritocratie qui devrait être là pour booster la compétitivité et l’excellence nécessaires au développement du pays.
Compris en tant qu’une dimension fondatrice et révélatrice de la corruption, le favoritisme est dans l’essence même de nos espoirs. En fait, l’une des simples questions susceptibles de nous amener à comprendre l’ancrage et la domination de ce mal dans notre société est la suivante : quelle est, de nos jours, la procédure normale qu’un jeune diplômé ou qu’un individu lambda doit effectuer pour se trouver un emploi dans ce pays? Si nous creusons honnêtement, la réponse qui nous viendra pour cette question sera fort probablement : « il faut d’abord qu’il se cherche une connaissance, qu’il se cherche un ami dans la fonction publique, dans la politique ou dans le secteur privé ». Ou, pour le dire de façon plus à la mode: « il faut qu’il se fasse intégré dans une « colonne ». Car, en Haïti, les postes à pourvoir sont à ceux qui font partie de la bonne « colonne ». D’ailleurs, l’adage nous le dit bien : « Se kolòn ki bat ». Ce dicton est certes très récent et très fréquent, particulièrement chez les jeunes haïtiens, mais la réalité à laquelle il fait référence lui est postérieure : le choix du favoritisme plutôt que celui de la méritocratie. La méritocratie n’est donc point dans notre coutume en Haïti. Cette réalité témoigne très clairement de l’imprégnation et de la force du favoritisme en tant que dimension de la corruption dans notre société.
En effet, il est clair que cette façon de penser et de faire les choses en Haïti constitue un sérieux blocage qui se dresse contre le changement positif du pays. Elle est d’ailleurs la base même de beaucoup de difficultés que nous confrontons actuellement dans presque tous les secteurs du pays: Politique, économique, judiciaire, etc. Observons un peu le déroulement des choses au Parlement, dans les parquets, dans les tribunaux, dans les douanes ou dans n’importe quelle institution publique ou privée du pays pour nous en rendre compte. Les « raquetteurs » que nous utilisons se multiplient. Le favoritisme est bien accepté et engraissé. La corruption est le maitre du jeu. Malheureusement, nos réactions sont très souvent hypocrites. Et, c’est là que se trouve le nœud du problème.
En attaquant si vaguement et si directement la corruption (par des manifestations violentes ou pacifiques, par le blocage et l’enfumage de Port-au-Prince), il est à craindre que nous attaquions le taureau par ses cornes. Il se peut qu’il nous crève les yeux et nous renverse tragiquement dans cette bataille.
Définitivement, pour faire face à ce mal transgénérationel, la meilleure façon de procéder est de commencer par la « resocialisation » de la société haïtienne à travers notamment un plan d’éducation visant la reconstruction même du citoyen haïtien ; de notre conscience collective. Ce travail demande non seulement de la volonté et du temps, mais aussi beaucoup de moyens. Des moyens pour un autre système éducatif, pour un autre système judiciaire … Des moyens qui réclameraient une grosse part des budgets nationaux. Des moyens qui exigeraient aussi de la continuité dans nos politiques publiques. Ce que nous ne sommes pas du tout prêts à faire, me semble-t-il. Voilà ! Ce qui fait vraiment peur c’est que la corruption continue à nous faire reculer encore et encore.
Maxime FORTYL, Sociologue du développement
E-mail : fortyl18@yahoo.fr