Haïti, le choix de l’université comme intermédiaire pour une sortie de crise de manière honorable
La force d’une société réside dans la force de ses institutions. Lorsque les problèmes se posent, les institutions doivent pouvoir y apporter des réponses. C’est par ce mécanisme que la société se perpétue. Au regard de la dynamique sociale, les phénomènes sociaux prennent naissance dans des moments donnés, et font l’objet d’étude, d’analyse pour les comprendre et les expliquer. Pour paraphraser Emile Durkheim et Auguste Comte, les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses, et représentent l’ensemble des manières d’agir, de penser…
Par rapport à la notion de conflits dans une société, les auteurs ne le perçoivent pas de la même manière. Pour karl Marx, les conflits sont normaux dans une société de classe. Il affirme que les classes sociales n’ont pas les mêmes intérêts. Elles sont toujours en lutte pour défendre leurs intérêts. Donc, la notion de conflits est inhérente à la société. Tandis que Raymond Boudon croit que le conflit est quelque chose d’anormal dans la société. La société tend vers la stabilité, l’harmonisation des liens, la cohésion. Il faut toutefois préciser, quand les conflits dépassent un certain seuil, ils engendrent des situations de tension, de paralysie. Et le corps social devient malade.
La société haïtienne sort de la matrice même des situations de conflit du temps de la colonisation. Les conflits d’intérêt sur lesquels fonctionnaient la société esclavagiste de Saint Domingue ne sont pas sans conséquence sur la nouvelle république au lendemain de l’indépendance. Après 1804, il y a eu des conflits entre les nouveaux et les anciens libres pour accaparer certains biens. Depuis cette période jusqu’à aujourd’hui, la société haïtienne est enclin dans une situation de conflits entre des groupes rivaux qui n’en finit pas. Cela constitue un blocage majeur pour construire véritablement l’Etat-nation, et pour créer le bien-être collectif. C’est pourquoi, il est souvent dit que la crise haïtienne est systémique et endémique. Elle est systémique parce que c’est tout le système social haïtien qui est concerné. Elle est par contre endémique, parce qu’elle dure trop longtemps.
La crise haïtienne récente fait souffrir. Elle fonctionne à l’image d’une faille sismique donnant à chaque moment tantôt de petits séismes tantôt de gros séismes. Ce qui est pire, les répliques ne cessent pas. D’un moment à l’autre, une situation se présente et nous fait voir que nous sommes dans une crise qui n’est pas désamorcée ou n’est pas résolue.
Avant la mort du Président Jovenel Moise, on a connu un premier mouvement dénommé « Peyi lòk ». C’est une nouvelle manière utilisée pour protester et revendiquer. Certaines personnes croient que c’est une méthode efficace pour forcer le gouvernement à reconsidérer une décision déjà prise. Et quelques mois après sa mort, on est en train d’assister à un autre mouvement, toujours appelé « peyi lòk ». C’est encore un mouvement pour protester contre la mauvaise gouvernance, la cherté de la vie, et la décision d’augmenter le prix des produits pétroliers.
Le constat que l’on fait, à chaque situation de tension, les protagonistes se sont livrés à une démarche tendant vers la recherche d’une entente. Chaque groupe croit qu’il détient la meilleure formule ou la meilleure démarche. C’est ainsi que des démarches ou des propositions pleuvent, et on ne fait que marquer des pas sur place. Durant tout ce temps-là, la crise persiste, le temps passe, la société régresse, les gens souffrent.
Il est prouvé en psychologie, lorsque des personnes ou des groupes de personne sont en conflit, il faut qu’il y ait des intermédiaires pour faciliter le dialogue entre eux. Lorsque la recherche de solution à un problème est initié par l’un des concernés, cela est souvent soldé par des échecs. On assiste Souvent à un refus de dialoguer de la part de l’une des parties. Cela est généralement lié à un problème de méfiance, de crédibilité, de perception.
Dans une situation de méfiance, il est difficile de trouver une entente au cours d’un processus de dialogue. Surtout, lorsque la démarche est initiée par l’une des parties. Haiti est en train de vivre cette dure réalité. Les acteurs ont peur de se rencontrer pour dialoguer en vue de trouver un consensus autour de l’intérêt commun qu’ils partagent. Chaque groupe défend ce qu’il estime vrai, bon selon sa compréhension et sa conception des choses. Le dépassement est souvent absent dans leur démarche. C’est tout ou rien. Aucune sensibilité pour le pays qui souffre, pour les gens qui meurent.
Le dialogue politique, de par ses enjeux et sa complexité, demeure un jeu d’acteur. Il est plus difficile à cerner que les autres formes de dialogue. La confrontation des discours, des positions contradictoires au niveau de l’espace aménagé pour faciliter ce dialogue exige la présence d’une tierce pouvant jouer le rôle d’intermédiaire ou de facilitateur. Laisser les acteurs engager eux-mêmes dans une dynamique de recherche d’une issue à la crise est peine perdue. C’est comme un pari de coq. On ne peut pas demander aux coqs qui se battent de s’arrêter pour s’entendre. Chaque partie croit qu’elle peut gagner ou elle va gagner.
Au nom des principes d’objectivité, de vérité, de liberté caractérisant l’espace universitaire, je demeure convaincu que l’université haïtienne doit jouer le rôle d’intermédiaire entre les protagonistes impliqués dans cette crise, en vue de trouver de manière durable une issue. Comme espace de recherche, de production de connaissance, l’université est mieux outillée que toutes les autres institutions pour comprendre la crise et de jouer le rôle de facilitatrice pour un dialogue entre les acteurs à la dimension des grands enjeux ou des grands défis du moment. Il faut désormais faciliter cette articulation entre savoir et pouvoir en Haiti. L’espace par excellence de production de savoir ne doit pas être écarté dans la recherche d’une solution à la crise haïtienne contemporaine. De ce fait, je propose :
La formation d’une équipe d’expert, indépendante, issue des différentes structures universitaires haïtiennes devant travailler sur des méthodes, des outils, du protocole du dialogue. Le groupe d’expert est une équipe pluridisciplinaire qui doit partager une compréhension commune du dialogue ;
Le choix des experts se fera suivant des critères par les différentes structures universitaires ;
Le groupe d’expert sera proposé aux acteurs concernés ;
Le groupe d’expert aura à faire un travail de manière désintéressée ;
Les experts n’auront rien à recevoir en termes d’honoraire ;
Le groupe d’expert aura à travailler de manière autonome ou en toute indépendance ;
Avant d’entamer le dialogue, le groupe doit rendre public le document comportant les cibles, le contenu, les outils, les stratégies, un calendrier, les objectifs ;
Le dialogue doit comporter plusieurs étapes, et à chaque étape, l’équipe doit donner un rapport ;
A la fin du dialogue, le groupe aura à produire un rapport définitif faisant l’état de la situation, comprenant aussi des recommandations ;
Une structure peut être créée en l’octroyant la responsabilité d’appliquer les recommandations sous la surveillance du groupe d’expert.
Dorénavant, nous devons permettre à l’université de s’impliquer dans la vie de la société en se référant à elle quand les situations dépassent les gouvernements. Parce que la politique n’a pas toujours les réponses aux problèmes complexes. Il revient à l’université, dans sa mission de recherche, de produire des réponses de manière rationnelle, objective aux problèmes de la société. J’espère que cette réflexion sera prise en compte par les acteurs concernés, impliqués dans cette crise, et aussi par le reste de la société.
Saintony FANFAN,
Doctorant en économie du développement
Recteur de l’UNIH, Professeur d’université