Université et luttes démocratiques en Haïti
Par Fritz Deshommes
Introduction à la deuxième édition de son ouvrage Université et Luttes Démocratiques en Haiti
La récente occupation des locaux du Rectorat de l’UEH par des étudiants et des professeurs de l’École Normale Supérieure a remis en mémoire et à l’honneur la « crise » de 2002, à laquelle se rattachent la décision du Ministre de l’Éducation Nationale d’alors, Madame Myrto Célestin Saurel, de « congédier » le Conseil Exécutif légitime – « le coup de Saurel [2] » – ainsi que la réaction solidaire et imposante de la communauté universitaire.
Il nous paraît donc opportun de rééditer Université et Luttes Démocratiques en Haïti, ouvrage essentiellement consacré à cet épisode de l’histoire récente de l’UEH, pour en rappeler la vraie nature, les vrais ressorts, les vrais acteurs, les vraies motivations.
Le mouvement de 2002 fascine encore car il avait suscité la réprobation générale contre l’arbitraire du Pouvoir Exécutif de l’époque, favorisé un vaste élan de solidarité avec le principal établissement national d’enseignement supérieur. Il avait en outre généré la première grande manifestation populaire contre le régime lavalas. Pour la première fois d’ailleurs, l’Exécutif, dominé par Jean-Bertrand Aristide, était obligé de faire le retrait d’une décision politique importante.
Les étudiants de l’ENS qui ont occupé le Rectorat de l’UEH du 26 février au 12 mars 2009 ont-ils voulu le rééditer ? Dans quelle optique ? En assumant quel rôle parmi les parties en présence ?
Le moins que l’on puisse dire c’est que l’ombre du « coup de Saurel » a longuement plané sur le mouvement de Février-Mars 2009 tout au long de son déroulement.
Les similitudes sont en effet légions Dans les deux cas, il y a eu occupation du Rectorat et une forte médiatisation du mouvement ; Dans les deux cas, la liste des revendications est longue et interminable. Certaines, incompréhensibles, comme cette pancarte de 2002 accusant « Paquiot » de se refuser à réaliser « l’Alfa –Inivèsitè ». Ou cette exigence des protagonistes de 2009 de « rapatrier toutes les sciences de base à l’ENS, seule entité de l’UEH préposée à enseigner de telles matières ». Dans les deux cas, des constantes incontournables : la Réforme de l’UEH, l’autonomie et l’indépendance de l’UEH, le départ du Conseil Exécutif, particulièrement du Recteur. Dans les deux cas, la loi organique de l’UEH est évoquée.
En 2002, les grévistes de la faim avaient reçu des visites de personnalités les plus remarquables : députés, sénateurs, ministres, entre autres. En 2009, des syndicalistes, d’influents activistes, sont venus se solidariser avec les « étudiants victimes ». Le premier ministre elle-même a été mise à contribution mais, voyant la manœuvre et peut-être le piège, s’est vite retirée. Quelques députés, sénateurs et hommes politiques ont dit leur solidarité, le temps d’une émission à grande écoute. On sait par ailleurs que des démarches ont été entreprises par les occupants de 2009 et leurs « conseillers » auprès d’importants leaders politiques et d’organisations de droits humains pour qu’ils viennent leur prêter main forte.
Dans les deux cas, de sérieuses tentatives ont été faites pour élargir le mouvement à toutes les facultés. En 2002, le rejet était clair, évident, éloquent. En 2009, ce rejet est moins bruyant, plus réservé mais réel. À l’INAGHEI, à la FASCH, à l’IERAH, à l’Ethnologie, à la FMP, des appuis étaient recherchés.
Dans les deux cas, le dénouement ne prémunit pas contre des soubresauts, des accès de mauvaise humeur et même de vengeance de la part des occupants ou de leurs « conseillers ». En 2002, le 3 décembre précisément, au lendemain même du communiqué du MENJS rétablissant le Conseil Exécutif légitime dans ses fonctions, des OP lavalas couramment utilisés dans la crise investissent les Facultés de Médecine, d’Ethnologie, des Sciences, l’École Normale Supérieure, défoncent des portes, bastonnent des étudiants sous le prétexte que le drapeau national a été mis en berne. Sans compter le 5 décembre 2003 considéré comme une tentative de revanche du gouvernement suite à sa débâcle de 2002.
En 2009, moins d’un mois après la désoccupation du Rectorat, les étudiants de l’ENS et leurs « conseillers » continuent à s’en prendre à ceux des professeurs qui ont su garder la tête froide durant la crise. Michel Hector, Darline Alexis, pour ne citer qu’eux, en savent quelque chose. Déjà un autre mouvement est annoncé, en vue de forcer le MENFP à embaucher les finissants de l’ENS.Par ailleurs, les clins d’œil faits à 2002 par les protagonistes de 2009 ne se comptent plus : Le nom du groupe, fer de lance du mouvement de 2009, créé à la suite de la décision du Conseil de l’UEH d’inviter le Décanat de l’ENS à se retirer pour favoriser le rétablissement de la normalité institutionnelle, rappelle étrangement le « Front de Résistance pour l’Autonomie et l’Indépendance de l’UEH » de 2002. Ce groupe s’est dénommé : « Front de Résistance pour l’Autonomie de l’ENS » (FRAE). [3]
En 2009, le Conseil Exécutif de l’UEH est accusé d’avoir soumis au Parlement sans l’aval du Conseil de l’UEH un projet de loi prévoyant la transformation de l’ENS en une Faculté des Sciences de l’Éducation. Ce qui est totalement faux. Mais avant même de discuter de la pertinence d’une telle perspective, il faut souligner que le projet de loi incriminé – et ressuscité pour les besoins de la cause – avait été présenté par la Commission Provisoire de 2002 de Charles Tardieu et avait été combattu globalement par toute la communauté universitaire, le Conseil de l’Université en tête, dont faisaient partie deux membres de l’actuel Conseil Exécutif ainsi qu’un des « conseillers » des occupants de 2009.
Un influent membre du FRAE s’est d’ailleurs explicitement référé au mouvement de 2002 lors d’une entrevue avec Valéry Numa, l’excellent animateur de l’Émission « L’invité du Jour » de Radio Vision 2000 (19 février 2009). Interrogé sur les casses provoquées par le comportement violent de ses camarades notamment le défoncement de la barrière du Rectorat à l’aide d’une masse lors de la manifestation du 12 février 2009, il n’a pas hésité à se référer aux conditions de la reprise du Rectorat par le Conseil de l’Université en 2002 pour se justifier. Il ne savait probablement pas qu’à l’époque la nature du combat du Conseil était essentiellement pacifique, légale, mû par les principes de vérité, d’honnêteté, d’intégrité.
La crise de 2002 a donc rejoint l’actualité. Une première raison justificative de cette réédition.
Un important aspect de l’ouvrage avait été occulté lors de sa première parution. Tous les esprits étaient rivés à la crise, à ses soubresauts, aux frustrations qu’elle soulevait, aux motivations des protagonistes, à la détermination de ceux qui, sans armes, avec leur seule foi en la justesse de leur cause, soulevaient des montagnes ; au dénouement heureux et au triomphe de la raison. On ne s’est pas suffisamment rendu compte que Université et Luttes Démocratiques en Haïti contenait une description et une analyse de l’organisation administrative de l’État.
Pour bien comprendre la place de l’UEH dans l’organisation administrative de l’État, il a fallu définir les différents types d’organismes publics, services centraux, organismes déconcentrés, organismes autonomes, organismes indépendants, décrire leurs caractéristiques propres ainsi que les relations qu’ils entretiennent entre eux. La crise a montré que ces notions ne sont pas toujours maitrisées, même par ceux qui sont appelés à prendre des décisions et à édicter des règlements les concernant.
L’ouvrage s’est beaucoup appesanti sur les Institutions indépendantes qui apparemment constituent une nouveauté. Il démontre plutôt que ces dernières ont une histoire dans le droit administratif haïtien. En l’absence d’une loi-cadre sur les institutions indépendantes dont la Constitution fait un des piliers de l’organisation de l’État, l’ouvrage s’est attaché à en déterminer les traits distinctifs, les caractéristiques propres, le mode de fonctionnement, histoire de tenter de dissiper les peurs que le sentiment de l’inconnu pourrait avoir générées.
Il est vrai qu’aujourd’hui encore, six ans après la parution de la première édition, des directeurs d’opinion et pas des moindres, continuent à soulever des interrogations du genre : « L’UEH peut-elle être à la fois indépendante et autonome ? », comme pour suggérer que la Constitution aurait erré. On évoque même la notion d’indépendance pour se référer aux universités privées. Le projet de loi préparé en 2008 par le Ministère de l’Éducation Nationale et « confié » au Parlement affirme même cette indépendance des universités privées. Ce qui montre encore l’actualité de l’ouvrage et la nécessité d’attirer l’attention sur cette partie, non encore suffisamment mise en exergue.
Cette nouvelle édition nous offre également l’occasion d’une nécessaire mise à jour. Il s’est passé tant de choses depuis sa parution en mai 2003.
Il y a eu le 5 décembre 2003, le « vendredi noir » de l’Université, où des hordes de bandits à la solde du Pouvoir ont osé l’impensable : s’en prendre à la personne physique des plus hauts dirigeants de l’Université, en plein exercice de leurs fonctions. Le Recteur Pierre Paquiot a eu les jambes brisées à coup de barres de fer. Le Vice-recteur Wilson Laleau a reçu des coups à la tête et a vu la mort en face. Innommable. Insupportable. Inacceptable.
Des professeurs ont été agressés. Des étudiants malmenés, des Facultés vandalisées (FASCH, INAGHEI, notamment).
Le Conseil de l’Université d’État d’Haïti n’avait pas le choix : organe suprême de l’UEH, il se devait encore une fois d’assumer ses responsabilités face à l’institution, face à la nation. Dans une Lettre à la Nation en date du 10 décembre 2003, le Conseil de l’UEH réclame solennellement le départ du gouvernement Lavalas. « Pour que vive la Nation », précise-t-il.
Il est opportun de rappeler ce moment déterminant dans la vie de l’institution. Et intéressant pour les historiens et les politologues : une Institution d’État réclamant, par la voix de ses plus hautes autorités, la démission du Chef de l’État et du gouvernement de la République.
Nous reproduisons la plupart des prises de position du Conseil de l’Université en cette période cruciale où l’Université d’État, gravement menacée dans son existence physique et institutionnelle, a dû un moment prioriser la lutte franchement politique.
Il nous semble également opportun, aujourd’hui encore, d’attirer l’attention sur la prise de position du Conseil Exécutif de l’UEH autour de la présence des troupes étrangères sur le sol national en l’année du Bicentenaire de l’Indépendance Nationale. Nous la publions dans la deuxième partie de l’ouvrage.
Le combat ayant abouti, le gouvernement ayant dû partir, quelles conséquences pour l’UEH ? En sortira-t-elle renforcée ? Pourra-t-elle alors mieux fonctionner ? Ses relations avec le gouvernement s’amélioreront-elles ? Pourra-t-elle finalement prendre le cap de son développement ?
Avec le gouvernement de transition (2004-2006), les premiers moments sont idylliques. Le Conseil de l’Université tient en mars 2004 une session spéciale pour recevoir un invité de marque : le premier ministre Gérard Latortue, qui pendant quatre heures d’horloge, avec le bagout qu’on lui connait, explique sa politique générale, sa vision de la transition, ses excellentes intentions par rapport à l’Université d’État d’Haïti. Il est positif sur pratiquement tout. On se frotte les mains.
Et puis, … Et puis rien…
Avec le Président de la République, ce sera pareil. À la veille du 18 mai 2004, le Conseil Exécutif est appelé au Palais National pour recevoir la promesse formelle que le campus de Tabarre rentrera dans le patrimoine de l’UEH. Une déclaration solennelle sera faite en ce sens à l’ occasion de la Fête de l’Université en 2004 ; elle sera reprise dans sa même teneur en 2005 par le même président de la république.
Là encore, rien de plus. L’arrêté consacrant le transfert de la propriété ne sortira jamais.
L’UEH se retrouve face aux mêmes attitudes, aux mêmes incompréhensions, on dirait aux mêmes hostilités de la part du Pouvoir Exécutif. À ce sujet, nous levons le voile, pour la première fois, sur une rencontre tenue en Octobre 2004 entre le Conseil Exécutif de l’UEH et le premier ministre de la transition.
Les choses ne seront pas différentes avec le nouveau Pouvoir Exécutif sorti des élections de 2006, ni celui qui émergera des émeutes de la faim d’avril 2008.
De manière plus générale, l’ouvrage permet de constater que :
En se référant aux indicateurs classiques qui permettent de juger de la valeur d’une université, l’UEH est très mal en point ;
l’UEH non seulement ne fait pas partie des priorités du gouvernement, [4] non seulement est traitée en parent pauvre mais également se voit refuser les rares opportunités qui lui reviennent de droit.
D’où vient-il que, quel que soit le Chef de l’État, le Premier Ministre, la composition du gouvernement, l’attitude demeure la même ? Il y a de ces régularités, de ces permanences qui ne trompent pas. Pour bizarres qu’elles paraissent, il faut surtout chercher à les comprendre. L’investigation conduite en ce sens nous amène aux résultats suivants :
L’UEH n’est pas la seule institution publique à recevoir un tel traitement ; À la comparer avec les autres institutions indépendantes prévues par la Constitution, elle n’est pas obligatoirement la plus à plaindre ;
Pis encore, la plupart des autres institutions importantes de l’État ont connu une véritable descente aux enfers, qu’elles appartiennent à l’Administration Centrale ou aux Organismes Autonomes ;
Pendant ces vingt dernières années, l’essentiel des politiques publiques appliquées en Haïti ont toujours tendu à l’effritement de l’État, à la priorisation du secteur privé, au couronnement des ONG, à toute cette vague de déréglementation, de libéralisation que l’on connait. Sous-entendu : l’aide internationale, financière, technique (et militaire ?), devrait pouvoir tout régler. Pourquoi alors une université, pis encore une université d’État ? Pourquoi former des cadres et des dirigeants ? Pourquoi faire des recherches ?
Il s’agit donc d’une politique systématique qui dépasse largement la portée de l’UEH ou même les frontières nationales. C’est le néo-libéralisme triomphant. C’est la globalisation néolibérale au faîte de sa gloire et de sa puissance.
Mais les faits ont la vie dure. Les peuples aussi.Il se trouve qu’en l’an de grâce 2009 beaucoup de certitudes s’ébranlent. L’État, les structures publiques, se retrouvent avec une légitimité d’autant plus surprenante qu’elle lui est conférée par les tenants même de la pensée unique. Signe des temps, les notions de nationalisation, de réglementation, de contrôle retrouvent leurs lettres de noblesse.
Dans ce monde en mutation, l’État haïtien saura-t-il saisir les nouvelles opportunités qui s’offrent à lui ? Pourra-t-il se restructurer pour jouer véritablement son rôle de coordination, de définition, d’orientation des politiques nationales ? Voudra-t-il s’abreuver à la source du « Projet National », en souffrance depuis 20 ans ? Saura-t-il, au moment où l’Université en général, l’Université publique en particulier, est revalorisée, finalement se réconcilier avec sa propre université et l’utiliser au mieux des intérêts de la nation, dans ses missions de production, de transfert et de valorisation du savoir ? Saura-t-il favoriser la Réforme de l’UEH et permettre qu’elle devienne l’instrument idéal pour « promouvoir le progrès, l’innovation, la créativité, pour favoriser l’émergence d’une culture scientifique, pour renforcer l’esprit critique, l’esprit de tolérance, pour former non seulement des professionnels de haut niveau, bien ancrés dans leurs réalités, mais également des femmes et des hommes, des citoyennes et des citoyens plus murs pour la démocratie, plus aptes à participer aux transformations que nécessite notre société, tant par les questions qu’ils se posent, tant par les préoccupations qu’ils privilégient, que par les critères de performance retenus et le type de solutions qu’ils apportent aux problèmes confrontés [5] » ?
Cette deuxième édition, revue, corrigée et augmentée, se compose de deux grandes parties :La première, intitulée « le coup de Saurel » comprend l’ensemble des chapitres de la première parution. Ils ont fait l’objet de révision et d’une certaine restructuration.La deuxième partie intitulée « Régularités et Permanences » est totalement nouvelle.
Elle comprend les chapitres suivants : « Vendredi noir » et combat pour la survie (Chapitre I) ; L’UEH à la croisée des chemins (Chapitre II) ; Cap sur la Réforme (Chapitre III).Fritz DeshommesMai 2009[1] Vice-recteur à la recherche de l’Université d’État d’Haiti[2] Selon l’heureuse expression de Claude Gilles du Nouvelliste.[3] Voir Le Nouvelliste du 18 Aout 2008[4] Même si la déclaration de politique générale du premier ministre le clame haut et fort.[5] Vice-Rectorat à la Recherche / UEH. Bilan du Vice-recteur à la Recherche ◘