Les implications de l’Etat dans la destruction des forêts de l’île de la Gonâve
La situation écologique à la Gonâve tout comme dans le reste du pays est on ne peut plus inquiétante. C’est le triste constat d’une évidence irréfutable que chaque Haïtien conscient du mal écologique national est appelé à faire. Les dernières statistiques bien que estimées montrent comment cet environnement est réduit à rien. Maintenant la couverture forestière occuperait 1,5% du territoire national; 16% du territoire seraient totalement dépourvus de végétation. Déboisement, érosion, pollution, disparition de nombreuses espèces animales terrestres et marines, disparition de nombreuses plantes pour la plupart médicinales…
Bien que séparée, de par son état insulaire, du reste du pays, mais le drame écologique pour paraphraser Jean-Baptiste Cinéas, prévaut avec la même ampleur à la Gonâve. Ce drame dans sa version gonâvienne a été long dans son déroulement historique. Il a traversé les différents moments de la colonisation pour s’accentuer à l’époque nationale. Autrement dit des décisions anti-écologiques ont été adoptées et par l’Etat colonial et par l’Etat haïtien (l’on hésite à dire l’Etat national).
Le déboisement orchestré par l’Etat colonial.
Durant la période coloniale, surtout française, l’Etat avait mis en marche la machine à broyer les forêts d’Haïti. A cette époque la Gonâve fut considérée comme le domaine réservé au roi de France. Ainsi au nom du seul souverain les administrateurs coloniaux pouvaient décider ce qu’il fallait faire de l’île.
En ce sens, pendant une bonne période de la colonisation française, les administrateurs avaient accordé des permissions à certains particuliers pour la coupe du bois à la Gonâve. Du nombre, l’on peut citer Charles-Antoine Etienne, marquis de Choiseul auquel l’île fut concédée pour exploitation le 25 août 1768. Les gérants de la colonie admettant que la Gonâve était devenue inutile à son propriétaire, donc au roi, ils ont pensé que le marquis pourrait valoriser l’île et tirer partie de ses bois.
Le 16 septembre 1776, les administrateurs de la colonie de Saint-Domingue révoquèrent ces permissions de concessions déclarant que le bois se trouvant sur l’île était devenu nécessaire au service du roi. Ils avancèrent aussi comme argument qu’il y avait eu rareté de bois sur la grande terre. Revenant à la logique de concession, les autorités coloniales signèrent le 7 novembre 1784 un contrat de bail de l’île avec messieurs le Jeune Duparnay, Vauquelin Mongeot et Gaignelon. 16 années plus tard, l’indépendance allait être proclamée.
Le déboisement orchestré par l’Etat national.
Au début de la période post-indépendance, l’Etat a mis vraisemblablement du temps avant de relancer la politique de permission ou de concession de l’île à ceux-là qui voulaient tirer profit de ses richesses forestières. Les gouvernements d’Haïti ont toujours cherché à affermer un si beau domaine écrit Semexant Rouzier. L’historien révèle qu’un avis du 10 janvier 1835, émané du secrétaire d’Etat J.C. Imbert, invitait les compagnies disposées à y (La Gonâve) entreprendre des coupes de bois d’acajou à lui adresser leurs soumissions.
Selon les écrits de Rouzier, en 1862, M. Gros, un des membres de la Société de Londres pour l’exploitation de l’île de la Gonâve, débarqua à Port-au-Prince, puis s’était livré aux explorations qui devaient précéder l’organisation et l’exploitation forestière de la zone. Le président Fabre Nicolas Geffrard mit de manière inattendue un terme à ce projet. Il concéda la même année la Gonâve à M. Auguste Elie, son ancien secrétaire d’Etat des finances et du commerce. En plus d’avoir occupé ce poste dans le gouvernement de Geffard, M. Elie a été membre et président de l’Assemblée Constituante de 1843, membre du Conseil d’Etat représentant le département de l’Ouest en 1844, sénateur et président du Sénat. Ce fut un homme d’une carrière politique bien remplie. N’empêche qu’il fut le premier national avoir participé directement au massacre des forêts de la Gonâve.
Auguste Elie meurt sur l’île le 2 avril 1869. Entre-temps, sa femme a continué le travail d’exploitation. Elle s’est arrangée pour se faire renouveler le contrat en 1874. Le temps de concession devait échoir en 1883, mais bien avant cette date le président Lysius Félicité Salomon Jeune expulsa de l’île la veuve Auguste Elie pour des raisons vraisemblablement politiques.
Que dire du bilan de la Société d’exploitation forestière conduite par les Elie ?
Dans ses notes de voyage sur la Gonâve, Luc Dorsinville relate qu’Auguste Elie (auquel est dédiée la succursale de la Unibank à la Gonâve) et ses associés, voulant marcher sur les traces des exploitations françaises, s’établirent d’abord à l’Anse-à-Galets, coupèrent beaucoup de bois précieux, mais ne laissèrent aucune trace d’organisation ou de civilisation.
Le deuxième vrai grand contrat au 19e siècle haïtien fut signé entre l’Etat et les responsables d’une société baptisée Société Agricole et Industrielle de l’Ile de la Gonâve. Dans le conseil d’administration de cette société l’on avait retrouvé, entre autres, Nord Alexis, B. Rivière, Docteur Aubry, Camille Bruno. Les représentants des deux parties avaient signé ce contrat de concession le 21 août 1890.
Certaines clauses de ce contrat montrent que la Société Agricole et Industrielle de l’Ile de la Gonâve avait bénéficié d’une très relative liberté d’action. L’article 2 de ce document stipulait : « La durée de cette concession est de 60 années et qui commenceront à courir à partir de la signature du présent contrat. Les concessionnaires ont l’entière liberté d’exploitation des bois de toute nature pouvant se trouver dans l’île de la Gonâve, en se conformant aux lois, règlements et coutumes y relatifs à ces sortes d’entreprises.»
Selon l’article 4 de ce contrat, l’Etat devait avoir 10% sur tous les produits bruts de l’exploitation de l’île de la Gonâve et pour tous les articles généralement quelconques exploités.
Camille Bruno, membre de cette nouvelle société avait laissé poindre clairement leur avidité d’exploiter les ressources forestières gonâviennes. Il avait même critiqué dans un rapport aux actionnaires de sa Société que l’île concédée à Auguste Elie en 1862 n’avait pas été exploitée. A son avis l’Entreprise de M. Elie s’était établie sur le littoral de l’Anse-à-Galets et n’avait pas pénétré l’intérieur de la Gonâve faute de chemins et capitaux suffisants. Par contre, la Compagnie à laquelle appartenait Camille Bruno avait disposé d’un capital de 600 mille dollars américains.
Dans ce même rapport à l’Assemblée de la Société Agricole et Industrielle de l’Ile de la Gonâve, Camille Bruno a mis en valeur les richesses forestières d’époque de la zone : « Partout des forêts à perte de vue, partout des arbres d’une hauteur prodigieuse, de vrais géants qui ont conquis cette terre nouvelle, partout un sol fertile, engraissée pendant des siècles par les dépouilles d’une luxuriante végétation.»
Le constat dressé par un collaborateur du journal ‘’La Vérité’’ dans l’édition du samedi 25 juin 1887 est pareil. Le collaborateur de l’hebdomadaire catholique écrit : « Plus on pénètre dans l’intérieur de l’île, plus on découvre des forêts d’acajou ou de chênes à glands(…). Le bois à brûler nous vient en grande partie de la Gonâve.»
Pour justifier l’entreprise de sa Société, Camille Bruno a fait remarquer que : « l’exploitation forestière est à tous les points de vue, la première chose à entreprendre à la Gonâve. Sûrement, cette exploitation donnera tout suite, pour longtemps, des rémunérateurs, par la vente des bois destinés à l’exploitation.»
Dans ce jeu de concessions, Luc Dorsinville toujours dans ses notes de voyage à la Gonâve a dénoncé un jeu macabre entre les concessionnaires nationaux et étrangers relatif au pillage des richesses forestières de l’île. Les contrats une fois signés, il révèle que les nouveaux concessionnaires n’ont fait que céder leurs droits à des compagnies étrangères. « En attendant, je constate que le premier geste des nouveaux concessionnaires fut de céder leurs droits à des compagnies étrangères. Ainsi purent s’établir les Mc-Claude et Campbell, deux Américains qui organisèrent des coupes titanesques de bois, ravagèrent le pays et nous en laissent le squelette. Ainsi essayèrent de suivre l’Américain John D. Metzger, et après ce dernier le sieur A. M Archer, autre yankee.»
Depuis la colonisation, il était admis et reconnu que la Gonâve comme propriété était du domaine public. Personne ne pouvait aller s’y établir sans la permission des autorités de l’Etat. De nos jours l’on dit que l’île fait partie du domaine privé de l’Etat. Tous les habitants propriétaires de terrain sont considérés comme des fermiers.
Mise à part cette politique de concession, l’Etat, par négligence, avaient laissé faire les fermiers. Ces derniers pour défricher les terres de l’île piquaient le feu ici et là. C’est la méthode du brûlis. Ainsi de vastes superficies boisées ont été dévastées, parfois les bois ne servaient à rien. Luc Dorsinville parle de vandalisme du fermier. A côté de l’action inconsidérée de ces habitants, il souligne le fait que des gens de la grande terre s’amusaient à la coupe illégale d’arbres sur l’île. Dans ses notes, il écrit :« Le vol a été et est encore pour beaucoup dans la dévastation de la Gonâve. Le port du Petit Gonâve (de nos jours l’on dit Petite Gonâve) est le débouché naturel de toutes les fraudes qui se font sur les côtes de l’île. Des embarcations furent surprises chargées de gaïac.» Dans la suite de ce braconnage, le constat de Dorsinville est parlant : « En parcourant les 11 sections communales de la Gonâve, l’on reste saisi d’étonnement devant la quantité énorme de pièces d’acajou que l’on voit couchées sur le sol. Tel de ces arbres mesure quelques fois 80 pieds de hauteur (1 pied équivaut à 30.48 centimètres) et 20, 22, 25 pouces de diamètre (1 pouce équivaut à 2.54 centimètres). Ce sont des fortunes qui se perdent.»
Luc Dorsinville croit trouver une explication au comportement des fermiers : « La Gonâve est [ainsi] un marché où l’on vient faire des affaires pour s’en aller au plus tôt. C’est autrement dit une mamelle qu’on trait sans s’occuper de l’entretien de la vache. Est-ce pourquoi que chaque année les paysans brisent les forêts, à la recherche de la meilleure terre, pareils à des chercheurs d’or.»
La richesse forestière de la Gonâve.
Avant ce désastre écologique, la Gonâve était très réputée pour ses arbres. L’article du journal La Vérité auquel l’on a fait référence mentionne quelques espèces : le campêche, le bois marbre, le goyavier, le gaïac franc et bâtard. Plus on pénètre, plus on découvre des forêts d’acajou et de chênes à glands, écrit l’hebdomadaire catholique.
L’observation réalisée par Luc Dorsinville et rapportée dans l’édition d’octobre 1913 du journal L’Essor est beaucoup plus détaillée. Luc Dorsinville écrit : « Les 3/5 des sections de Grand- Vide, de Gros-Mangle et de Trou-Louis sont encore en forêts vierges et les 2/6 des 8 autres : La Source, Grand-Lagon, Pointe-à-Raquette, GrandeSource, Petite-Source, Palma, Piquiny (actuelle Picmy) et Petite-Anse sont couvertes de grands bois. L’on y rencontre toutes les variétés de bois durs ou de construction. Les arbres les plus connus sont : le candelon, l’acoma, le bois blanc( les deux variétés grandes feuilles et petites feuilles), le bois de fer, le goyavier sauvage, le sapotillier sauvage, le dame-marie, le caïmitier sauvage, l’amandier, le bois-pini, le marbrier, le quinquina, le palétuvier, le manglier(rouge, noir ou blanc), le bois rose, le gommier, le bayahonde, etc…»
En matière de bois précieux, l’auteur de L’Impavide Gonâve cite, entre autres, l’acajou à fleur ou sans fleur, le gaïac franc ou bâtard, l’ébène, (variétés : noire et verte), le cèdre rouge.
De nos jours, rares sont les variétés de ces arbres, que l’on puisse retrouver sur le sol gonâvien. La forêt à la Gonâve est un bien étrange mot. Le processus de déboisement que les concessionnaires de l’Etat (Charles-Antoine Etienne, Jeune Duparnay, Vauquelin Mongeot et Gaignelon, Auguste Elie, Nord Alexis, B. Rivière, Docteur Aubry, Camille Bruno et tutti quanti) avaient orchestré durant des décennies a été poursuivi par les cultivateurs avec la méthode du brûlis. La décapitalisation de l’économie rurale, le faible rendement de l’agriculture allaient pousser les paysans à fabriquer davantage du charbon de bois, en réponse, bien sûr à la demande urbaine en énergie. Les paysans ne disposant d’aucune ressource financière avant et après la courte période de récolte de maïs, de petit-mil et de l’arachide, etc se rabattent sur ce qui reste de bois dans l’île, les bayahondes, utilisés dans la fabrication du charbon destiné au service des ménages de l’Anse-à-Galets, la principale ville de la Gonâve. Ce charbon est grandement utilisé aussi par les ménages des villes côtières de la grande terre : Arcahaie, Saint-Marc, Léogane, Petit-Goâve, les centres urbains de la région métropolitaine de Port-au-Prince, notamment.
A la Gonâve, il est temps d’appeler à la réparation écologique !
BIBLIOGRAPHIE
1.- ROUZIER, Semexant ; Dictionnaire géographique et administratif d’Haïti, Imprimerie Auguste Héraux, Port-au-Prince, 1927-28.
2.- DORSINVILLE, Luc ; « L’impavide Gonâve » in le Journal L’Essor, numéros 19 et 20, Octobre et Novembre 1913.
3.- « Forêts et Pêcheries de la Gonâve » in le Journal La Vérité, numéro 18, samedi 25 juin 1887.
4.-SAINT-MERY (de), Moreau ; Description Topographique, Physique, Civile, Politique et Historique de la partie française de l’isle de Saint-Domingue, Tome II, Société de l’Histoire des Colonies Françaises et Librairie Larose, Paris, 1929.
5.- Société Agricole et Industrielle de l’Ile de la Gonâve, Imprimerie Henri Amblard, Port-au-Prince, 1900.
6.- Avec l’ouverture de la succursale Auguste Elie à l’ile de la Gonâve, l’Unibank contribue à la décentralisation nationale, encart publicitaire in Le Matin du vendredi 3 au lundi 6 Septembre 2004
Par Idson Saint-Fleur
Journaliste, Sociologue
Saintfleuri14@yahoo.fr
Téls : 38 91 35 05