Ayiti et son projet démocratique : une affaire de corrupteurs et corrompus (Première partie)
Né et grandi dans un pays broyé par son passé, mon seul sourire remonte bien avant l’aventure de cette démocratie qui est jusque-là incapable de résoudre ce pourquoi les anti-duvaliéristes voulions nous faire croire que : « Ayiti libere pou yon lòt endepandans ». Voilà déjà trente ans depuis le lancement de ce marchandage ; mais qui de nos dirigeants d’après 1986 peut dire qu’il a combattu le bon combat en éradiquant les maux dont on reprochait au régime des Duvalier, à savoir : l’injustice, la corruption, et nombre d’autres encore.
Si on arrive à questionner n’importe quel Ayitien né en 1985 ou plus tard, sur n’importe quel sujet portant sur une appréciation de la situation du pays, il est fort probable que toutes les réponses soient identiques. Ils vous diraient que : « Depi m fèt m wè nèg ap goumen pou pouvwa, se sèl enterè pòch yo ki konte, zafè chanje kondisyon lavi mas pèp la se pawòl pou fè moun dòmi. Sa ki pi enpòtan pou nèg yo se fè lajan, kraze peyi, epi pati al byen viv lòt bò dlo ». S’il est à considérer que cette réponse n’ait de sens uniquement dans la suite d’un raisonnement, il demeure que peu de gens peuvent l’infirmer, étant donné qu’il s’avère que les points dominants dans le bilan de ces trente dernières années de pouvoir des pseudo-démocrates ne font qu’apparaître de « nouveaux corrupteurs et corrompus » et le malheur de la génération de 1986, qui n’a eu la possibilité de jouir de sa jeunesse pleinement, voire se projeter dans l’avenir.
L’intérêt principal du texte consiste de proposer une lecture diachronique à partir d’une binarité, corrupteurs et corrompus, de ce qui constitue une forme de real politique atroce et destructeurs pour le peuple Ayitien. Il s’agit de faire apparaître cette forme d’usurpation de ce qui est de richesse collective, qui se fait à chaque fois dans un va-et-vient entre copains et coquins, toujours complices. Cette réalité politique, elle parcourt notre trajectoire politique de peuple depuis la fondation de notre État-Nation ; mais cette analyse, je l’inscris à volonté dans une certaine contemporanéité, à partir de 1957 : l’instauration du pouvoir des Duvalier.
Les « Corrupteurs » et « Corrompus » de 1957 à 1994
La corruption a toujours été l’objet de préoccupations multiples, dans toute société. En cette matière, même ceux qui se disent chrétiens peuvent en témoigner, puisque selon la bible, la première société a été corrompue par le tentateur, le diable. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’un débat sur qui était le premier des corrupteurs pourrait n’avoir aucune fin, d’ailleurs dans une telle controverse tout argument logique paraîtrait vraisemblable, puisque le corrupteur peut être à la fois une personne physique ou morale, une entité. Dans ce cas, une compréhension de la corruption nécessite une analyse des faits ou des actes posés par un individu ou un groupe d’individus. Dans le cas Ayitien, Alain Turnier dans son ouvrage « Quand la nation demande des comptes » a mis en exergue les actes de corruption de certains dirigeants du pays au cours d’une tranche de l’histoire haïtienne au XIXème siècle. Pour lui d’ailleurs, l’un des dénominateurs communs des bilans des différents gouvernants que ce pays a connus reste le pillage ou le vol des ressources du pays. Haïti, c’est une affaire de corruption.
Avec l’accession au pouvoir de François Duvalier en 1957, la corruption en Haïti était guidée par des mains situées à l’interne ; les corrupteurs et les corrompus se trouvaient de part et d’autre de l’échiquier politico-économique. Vu le caractère autocratique du pouvoir, tout ayant été pivoté autour d’un seul homme, François Duvalier. L’influence d’une autre main, aussi puissante qu’elle soit, même venant de l’extérieur du pays paraissait quasi inconcevable. Toutefois, ce qui caractérise la première partie du régime de « Papa-Doc », semble s’étioler durant la seconde phase dudit régime, à savoir la période de la domination de « Baby-Doc ». Si de 1971 à 1982 l’idée d’une corruption unidirectionnelle, contrôlée par les membres du clan au pouvoir, n’est pas tout à fait absurde, il demeure qu’un véritable changement s’est amorcé à partir de 1983. Après que le Pape Jean Paul II ait scandé haut et fort, lors de sa visite en Ayiti en mars 1983, « Il faut que quelque chose change dans ce pays », on allait assister à un revirement ; quelque temps après sa visite, le corrupteur était passé du singulier au pluriel, sous le contrôle exclusif de forces guidées depuis l’extérieur. L’impact réel de cette fameuse phrase du souverain pontife peut être difficilement mesurable, puisqu’il serait presqu’impossible de retracer ceux qui l’ont récupéré, mais la réalité sociopolitique qu’elle a enclenchée est décrite sur l’échiquier par un ensemble d’acteurs influents, d’abord internes, comme ceux de la société civile, ensuite étrangers. La visite papale a aussi inauguré cette période marquée par la transformation des acteurs internes en des marionnettes par certaines capitales européennes et nord-américaines. L’apparition par exemple de la Radio Soleil (1978), ajouté à la Radio Haïti Inter et Radio Lumière via l’introduction du créole dans les medias, qui s’impliquait activement dans le renversement du régime des Duvalier ajouté est souvent décrite comme le symbole fort de la multiplicité d’acteurs influents sur la scène politique. Un autre aspect de cette multiplicité d’acteurs, c’est l’opacité de leur objectif réel. En effet, on a dû attendre, en autres, le pillage des biens publics et privés sous l’impulsion des corrupteurs locaux et externes, et un peu plus tard, le dumping économique sous le CNG, et au final la destruction totale de l’État et de l’Économie pour que les observateurs commencent à mesurer leur projet, leurs intentions réelles et saisir les enjeux de cette diversité des corrupteurs et des corrompus.
De par cette situation, le pouvoir était devenu une affaire de corrupteurs externes, son accès était conditionné. À ce stade, dans le but de maintenir le pouvoir, le corrupteur local doit obéir aux nouveaux maîtres ou aux nouveaux corrupteurs externes, sinon il sera puni. Dans ce nouveau schéma, si le corrupteur local, considéré comme un délégué, ou, du moins, une émanation des corrupteurs externes, veut organiser ses propres corrompus, il sera puni. Voilà pourquoi, Jean-Claude Duvalier ne voulant pas céder ce droit (l’unique corrupteur) a été puni ; il a été chassé du pouvoir et on a vu confisquer par les corrupteurs externes une fraction de ses économies.
À partir de là, on pouvait comprendre qu’avec le départ de Jean-Claude Duvalier en 1986, le discours démocratique ayant servi à sa destitution n’était pas une initiative Ayitienne, mais plutôt celle des corrupteurs extérieurs ; c’est ce qui explique pourquoi cette soi-disant démocratie est à ce jour inefficace et non effective. De même que le point culminant des deux mandats d’Henry Namphy était le faux-semblant de la baisse de la vie chère. Lequel gouvernement avait donné l’impression qu’il comprenait le problème de la « paix au ventre ». Ce choix économique était une arme à double tranchant. La pratique du dumping a constitué l’une des armes les plus fatales dans la destruction de notre économie, en favorisant par exemple la dépendance économique du pays aux fermiers d’autres pays. Ainsi, les producteurs locaux sont devenus des laissés-pour-compte, les corrupteurs internes ne se sont transformés qu’en de simples relais d’importation.
À ce niveau, la configuration du jeu des corrupteurs et corrompus de 1986 à 1990 était sensée similaire puisque sous ces gouvernements il existait une parfaite synchronisation entre les travaux des différents corrupteurs et corrompus dans l’application des directives des corrupteurs externes. Ainsi s’explique pourquoi bon nombre de ces corrupteurs de l’ère post 86, quoique partis pour l’exil, ont été gratifiés ; par exemple ils étaient autorisés à jouir de leur économie, contrairement à Jean-Claude Duvalier qui a vu une portion de la tienne confisquée. Ce fait traduit que ces différents gouvernants n’ont pas osé ou tenté de leur faire passer comme des corrupteurs autonomes, émancipés de l’ombre des corrupteurs externes. En d’autres termes, ils ont tout simplement respecté ou obéi aux règles des jeux imposés par les corrupteurs externes qui, en retour, les ont récompensés d’une manière ou d’une autre.
À partir de 1990, les critiques internationaux avaient forcé les corrupteurs internes à organiser l’élection qui porta Jean-Bertrand Aristide à la présidence du pays. Nous devons souligner que durant les sept premiers mois, le gouvernement dès lors donnait l’impression de vouloir écarter les corrupteurs externes ; le discours anti-néolibéral constituait le tremplin d’une démarche « Ôte-toi que je m’y mette ».
En termes de résultats, les corrupteurs externes ont servi d’autres corrompus locaux pour les rétribuer par le coup d’État de septembre 1991. Néanmoins, il faut dire qu’à travers ce putsch les corrupteurs externes ont jeté la base de la destruction des institutions Ayitiennes en favorisant le contrôle exclusif des moyens d’accession à la richesse par les corrupteurs externes, sous le couvert des organisations non-gouvernementales et certaines institutions locales créées durant cette période (l’exemple des nouvelles banques actuelles). Si personne n’a jamais questionné le contexte dans lequel a pris naissance certaines banques privées locales dominant la scène économique, mais l’histoire retient que le pouvoir des militaires (1991-1994) d’alors était qualifié de narco-gouvernement. Pour un pays sous embargo, il paraît ainsi presque improbable de nier l’importance des narcodollars dans l’émergence des banques privées du pays particulièrement celles qui ont vu le jour durant cette période.
Entre 1991-1994, les différents corrupteurs et corrompus locaux ont favorisé le rétablissement du contrôle des corrupteurs externes. Ceci explique pourquoi en dépit des massacres commis lors de cette période, la plupart des corrupteurs et corrompus locaux ont été gratifiés et sont partis jouir de leur économie en exil, sans se soucier d’aucune poursuite. Ils ont fait correctement le travail des corrupteurs externes et conséquemment ont trouvé grâce par devant leurs maîtres. Mais, en termes d’impact global, les actions politiques (gestion du pouvoir par les militaires, embargo, etc.) de la période 1991-1994 ont surtout marqué le début du malheur de la génération post-1986 qui, âgé de huit ou dix ans peut facilement se souvenir des deux premiers moments d’instabilité politique qui étaient surtout caractérisés par un phénomène d’insécurité bien connu sous le « Zenglendo ».
Jacques A. Demezier
Sociologue, Modéliste