Albert Camus, l’homme intranquille
On célèbre le cinquantième anniversaire de la disparition tragique de l’auteur de La Peste. Portrait d’un écrivain tourmenté qui aima les femmes et les arts et dont l’œuvre n’a jamais semblé plus vivante.
Qui a tué Albert Camus ? Qui, un 4 janvier 1960 pluvieux, à 13 h 55, à la sortie du village de Villeblevin dans l’Yonne, au bord de la nationale 5, a jeté contre un platane la voiture où il avait pris place, brisant net la trajectoire fulgurante de ce fils d’Alger, qui ne détestait rien tant que la pluie et les automobiles ? Qui furent ses assassins ? Les services franquistes, comme se plaît à l’imaginer la romancière catalane Carme Riera dans un beau roman passé trop inaperçu,La Moitié de l’âme (Seuil, 2006) ? Jean Daninos, frère de Pierre, qui avait conçu la si belle mais trop peu sûre Facel Vega, qui fut son cercueil de tôle ? Les jurés Nobel, qui, en lui décernant trois ans auparavant leur prix, avaient semblé figer dans la pompe et la gloire une pensée et une écriture en mouvement (Jacques Laurent, dansArts, estimait que « le Nobel couronne une oeuvre terminée ») ? L’Algérie, mère nourricière dévorant ses enfants, qui le somme de choisir son camp, sa mère ou la justice, quand il n’aime que celui de la mer en allée avec le soleil ? Les clercs qui n’eurent de cesse d’instruire à son encontre un procès en illégitimité ?
Qui a tué Camus ? Personne, bien sûr. Personne, sinon le chagrin, l’insondable tristesse de celui qui eut raison si tôt qu’il crut être enfoncé dans l’erreur, de celui dont le doute accompagna chaque pas, celui pour qui le succès ne fut jamais un baume mais presque une souffrance. Celui qui, quelques jours après sa plus grande gloire, de retour de Stockholm, écrit dans son journal de bord : «29 décembre (1957), 15 heures, nouvelle crise panique (…) Pendant quelques minutes, sensation de folie totale. Ensuite, épuisements et tremblements. Calmants (…)Nuit du 29 au 30 : interminables angoisses (…) 1er janvier, anxiété redoublée.» Celui-là était inconsolable.
Et pourtant… Pourtant, il y eut les femmes, l’amour d’une mère, le théâtre, la clameur des stades, les soirs de bouclage dans l’odeur d’encre, ceux d’été sur la baie d’Alger, la douceur inquiète des enfants, Jean et Catherine. Les livres lus et ceux qu’il faudra bien écrire. Il y eut la vie, son désordre, sa beauté. Tout ce que ne saurait abolir la sale tête de fait divers d’une route nationale pluvieuse… Une vie si courte, quarante-six ans. Si dense, pourtant. Une vie vécue comme un brouillon et dont la cohérence ne se donne pleinement à voir qu’aujourd’hui, du gamin pauvre de Belcourt à l’homme tourmenté et fêté de Lourmarin. Que reste-t-il d’Albert Camus ? Une oeuvre, en premier lieu, bien entendu, où, là aussi, le temps, patiemment, a trié le bon grain de l’ivraie. Le romancier est admirable, le chroniqueur inspiré, le dramaturge à redécouvrir, le philosophe préférable tout de même aux nigauds calamistrés qui en occupent désormais l’emploi dans nos petites lucarnes…
Camus, c’est aussi pourquoi le nier, tant les récentes publications destinées à célébrer le cinquantième anniversaire de sa mort en attestent ? une présence, une gueule. Celle de l’emploi, dans une France aujourd’hui encore éprise de la figure de l’écrivain. Cigarette et trench Burberry, c’est notre Philip Marlowe mâtiné de latin lover. Un idéal du moi pour jeunes gens tourmentés en mal d’existentialisme. Cartier-Bresson et les autres ne s’y sont pas trompés. Pas plus que Jeanne Moreau et Peter Brook qui, quelques jours avant l’accident fatal, envisageaient d’en faire leur Chauvin, le héros taciturne de leur adaptation de Moderato Cantabile (rôle qui reviendra à Jean-Paul Belmondo). Camus plaît aux femmes et le leur rend bien. Il y aura Simone, la première épouse, bientôt égarée sur les chemins étroits menant à la toxicomanie et à la folie. Francine, la seconde, la mère des jumeaux, avec qui ce sera, ainsi qu’il convient aux séducteurs trop sincères, «ni avec toi ni sans toi». Il y aura Maria Casarès, pour le théâtre et pour l’Espagne, pour sa beauté, son ardente intelligence. Il y aura Catherine Sellers, Patricia Blake, une passion à Manhattan, Mi, le dernier amour. Toutes si belles, si jeunes, femmes d’à côté pour Casanova angoissé, pour hédoniste qui prenait tout pour argent comptant, les mots d’amour comme ceux échangés avec ses adversaires : Sartre et Les Temps Modernes fourbissant leurs crimes en bande organisée, les hussards, Pascal Pia, l’ami perdu (son «Camus, saint laïque» fut sans doute le plus rude coup que reçut l’écrivain, à l’occasion de la volée de bois vert qui accompagna son Nobel), ou Mauriac qui mérite (comme d’habitude, serait-on tenté d’écrire) la palme de la rosserie, écrivant sur Camus : «Ce Sisyphe ne roulait pas son rocher. Il grimpait dessus et, de là, piquait une tête dans la mer…»
Tant de haine incite à la solitude. Ce sera là tout à la fois le secret de Camus, son fil d’Ariane, son malheur et sa rédemption. Tout, chez ce grand solitaire, aspirait à la tribu, au travail d’équipe, aux élans collectifs. La maladie et l’écriture l’en empêchèrent. Il faut imaginer Camus heureux. Et, pour cela, laisser les souvenirs se déposer aux marbres et dans les salles de rédaction, sur les tréteaux, dans les tribunes. Les journaux, le théâtre et le football étaient ses îles Sousle- Vent. Combat, Dullin et le Racing (celui d’Alger, puis de Paris) lui offraient un ailleurs, lui permettaient d’envisager un avenir commun, la possibilité de vivre encore ensemble, tandis que l’Histoire foulait au pied ce rêve et le laissait sur le rivage méditerranéen, seul, vigie ébranlée hurlant à des sourds de vieux mots inaudibles, comme «morale» et «humanité».
Aujourd’hui, l’entendons-nous mieux alors que les plus hautes autorités de l’Etat lui susurrent quelque chose comme «Entre ici, Albert Camus…» ? Au Panthéon donc, la question est posée et l’est légitimement si l’on songe à la présence fervente de Camus dans le débat public. Identités nationales et culturelles, choc des civilisations, mondes méditerranéens, peurs millénaires, populations migrantes : notre monde ressemble aux livres qu’Albert Camus n’a pas eu le temps d’écrire. A ceux que Matthew Eric Wrinkles a eu le temps de lire. Wrinkles avait 49 ans. Il a été exécuté le 11 décembre dernier, dans une prison de l’Indiana, reconnu coupable d’un triple meurtre commis quinze ans auparavant. Avant d’emprunter le couloir de la mort, il n’a laissé qu’un mot, sur lequel était écrit : «Tuer un homme au paroxysme de la passion est compréhensible. Le faire tuer par quelqu’un d’autre de façon calme et réfléchie (…) est incompréhensible.» Une citation de Camus. Qui l’a tué ? nous interrogions- nous. Mauvaise question. De quelque côté que se tournent aujourd’hui nos regards, tout clame avec une absolue certitude la même bonne nouvelle : Camus est vivant.